Le télétravail en 15 questions-réponses
Une grande partie des salariés se retrouvent aujourd’hui en télétravail forcé. Cela pose des questions et impose d’établir de nouvelles règles de collaboration.
La pandémie de coronavirus va obliger de nombreuses organisations à changer de mode de fonctionnement pendant un certain temps. Alors que, partout dans le monde, les gouvernements et les entreprises demandent aux personnes qui présentent des symptômes de se mettre en quarantaine et à toutes les autres de pratiquer la distanciation sociale, le télétravail est devenu notre nouvelle réalité. Dans ce contexte, comment les dirigeants d’entreprises, les cadres et les travailleurs indépendants vont-ils s’adapter ? Tsedal Neeley, professeure à la Harvard Business School, aide depuis vingt ans les entreprises à gérer des équipes éclatées. Voici ses conseils sur la meilleure manière de travailler depuis chez soi, de gérer des réunions virtuelles et de diriger des équipes en cette période de crise.
Les organisations sont-elles préparées à ce changement soudain ?
L’ampleur et la portée de ce que nous voyons, avec des organisations de 5000 ou de 10000 employés qui ont dû demander quasiment du jour au lendemain aux gens de travailler à domicile, sont sans précédent. Donc, non, les organisations n’y sont pas préparées.
Quelle est la première chose que les dirigeants et les cadres peuvent faire pour aider leurs employés à se préparer ?
Mettre en place l’infrastructure adéquate. Les employés disposent-ils de la technologie nécessaire ou y ont-ils accès ? Qui possède un ordinateur portable ? Ceux qui en ont un pourront-ils se connecter facilement à leur entreprise ? Auront-ils les logiciels dont ils ont besoin pour pouvoir travailler, participer à des conférences téléphoniques, etc. Qu’en est-il des employés qui n’ont pas d’ordinateur portable ou d’appareil mobile ? Comment s’assurer qu’ils pourront accéder aux ressources nécessaires à leur travail ? Les managers doivent très rapidement veiller à ce que chacun ait accès à tout ce dont il a besoin, afin que personne ne se sente laissé pour compte.
Comment les personnes qui ne sont pas habituées au télétravail peuvent-elles s’y préparer psychologiquement ?
Je leur conseille de développer des rituels et d’organiser leur journée de façon disciplinée. De fixer une heure de début et une heure de fin. D’avoir un rythme. Douchez-vous, habillez-vous, peu importe que votre tenue soit différente de celle que vous portez d’ordinaire au travail, puis commencez vos activités du jour. Si vous avez l’habitude de faire un travail physique, veillez à intégrer cela dans votre journée. Si vous êtes extraverti et habitué à avoir beaucoup de contacts et à collaborer avec les autres, assurez-vous que cela continue. Demandez-vous : comment vais-je éviter de me sentir seul ou isolé tout en restant en forme, productif et plein d’énergie ? Mettez tout en place pour que cela soit le cas.
Il n’est pas non plus impossible que vous appréciiez de travailler chez vous. Vous pouvez écouter la musique qui vous plaît, gérer votre temps de manière flexible. Cela peut être agréable. Quant aux managers, il faut qu’ils prennent des nouvelles de leurs subordonnés, qu’ils s’assurent non seulement que ceux-ci sont bien installés, mais aussi qu’ils ont trouvé le bon rythme et qu’ils ont des contacts les uns avec les autres. Ils peuvent demander : « Que puis-je faire pour que ce changement soudain fonctionne pour toi ? »
Comment ces prises de contact doivent-elles se dérouler ? En groupe ? En tête-à-tête ? Par téléphone ? Par vidéoconférence ?
Tout d’abord, vous devriez faire un état des lieux en groupe que vous pourrez lancer en disant, par exemple : « Chers collègues, nous sommes confrontés à une situation inédite. Nous ne savons pas combien de temps cela va durer et je voulais m’assurer que vous avez tous le sentiment de disposer de tout ce dont vous avez besoin ». Ce premier contact devrait être suivi d’un autre destiné à préciser les modalités du télétravail. Vous devrez déterminer plusieurs choses : à quelle fréquence communiquer ? Doit-on le faire par vidéo, téléphone ou bien encore par le biais de Slack, Jive ou Yammer ? Si vous n’utilisez aucune de ces plateformes de travail collaboratif, devriez-vous vous y mettre ? Quelle est la meilleure façon pour les équipes de travailler ensemble ? Vous devez les aider à comprendre comment télétravailler et leur donner confiance dans le fait que cela va fonctionner.
Une fois ces questions réglées, réunissez-vous avec votre équipe au moins une fois par semaine. Dans un contexte de télétravail, il importe de ne pas diminuer la fréquence des contacts. Si vous avez l’habitude de tenir des réunions, continuez à le faire. En réalité, la fréquence des contacts devrait même probablement augmenter pour l’équipe et tous ses membres. Les nouvelles recrues, ceux qui travaillent sur des projets critiques ou qui ont davantage besoin de contacts nécessiteront plus de tête-à-tête. N’oubliez pas non plus que vous pouvez vous retrouver virtuellement pour des moments agréables : happy hours, pauses café ou déjeuners, par exemple. Ce sont autant d’occasions de maintenir les liens que vous aviez au bureau. Nombre d’études montrent ainsi que les équipes virtuelles peuvent tout autant se faire confiance et collaborer que les équipes travaillant au même endroit. Il suffit pour cela de faire preuve de discipline.
Comment le travail à domicile affecte-t-il la santé mentale ? Que peuvent faire les employeurs pour s’assurer que leurs subordonnés restent concentrés, impliqués et satisfaits ?
Quand ils télétravaillent, les employés ne peuvent plus discuter de façon impromptue avec leurs collègues autour de la machine à café, alors que ce sont des moments importants de la journée, qui impactent directement la performance. La question devient donc de savoir comment on peut les recréer virtuellement. Pour certains groupes et individus, on pourra utiliser la messagerie instantanée en continu. Pour d’autres, cela pourra être remplacé par des conversations téléphoniques ou des vidéoconférences. Certains voudront peut-être utiliser WhatsApp, WeChat ou Viber. Pour préserver la santé mentale de ses subordonnés, un manager pourra encourager ces types de contact. En effet, ce n’est pas aux employés de penser spontanément à cela. Vous devez les guider. Autre conseil : n’oubliez pas de faire du sport. C’est essentiel pour le bien-être mental.
Quelles sont les trois principales choses que les dirigeants peuvent faire pour créer une bonne culture de télétravail ?
Amazon propose plus de 10 000 livres en anglais sur la virtualité et sur la façon de manager à distance. Pourquoi ? Parce que c’est très difficile à faire et que les dirigeants doivent s’y appliquer activement. Tout d’abord, il faut s’assurer que les membres de l’équipe ont toujours le sentiment de savoir ce qui se passe dans l’entreprise. Vous devez communiquer sur ce point parce que, lorsqu’ils sont confinés chez eux, les employés ont l’impression d’avoir été bannis du navire amiral. Ils se demandent ce qui se passe dans l’entreprise, que ce soit avec les clients et ou en termes d’objectifs communs. La communication autour de ces sujets est extrêmement importante. Vous devez donc envoyer plus d’e-mails, partager plus que jamais les informations.
Parallèlement, les salariés commencent aussi à s’inquiéter concernant les objectifs en termes de chiffre d’affaires et les autres résultats attendus. Vous devez vous assurer qu’ils ont le sentiment que tout va bien se passer. Mais aussi que personne n’a l’impression d’avoir moins accès à vous que les autres. Confinés chez eux, les salariés commencent facilement à se « faire des films ». Vous devez donc vous rendre accessible et disponible pour tous de manière égale. Enfin, quand vous tenez des réunions, pensez à inclure tout le monde et à équilibrer le temps de parole afin que chacun se sente vu et entendu.
Comment ces changements vont-ils affecter la productivité ?
La diminution de la productivité n’est pas une fatalité. Elle peut être maintenue à son niveau habituel, voire améliorée, étant donné que les trajets et les distractions liées à la vie au bureau ont disparu. Bien sûr, il est possible que vous soyez chez vous avec votre conjoint ou vos enfants et il faudra trouver une solution aux problèmes que cela pose. Autre difficulté : votre capacité à résoudre rapidement un problème lorsque vous ne pouvez pas vous rencontrer en personne et en temps réel, ce qui peut entraîner des retards. A part ces deux facteurs, je ne vois pas ce qui pourrait faire baisser la productivité. Les études montrent d’ailleurs qu’il n’y a pas de raison pour qu’elle change.
Si les politiques de distanciation sociale perdurent, comment mesurer la productivité des employés pour pouvoir évaluer, à terme, leur travail ?
Voici ce que je dirais aux managers : faites confiance à vos collaborateurs. Nous sommes à une époque et à un moment où nous devons suivre les conseils d’Ernest Hemingway : « Le meilleur moyen de savoir si vous pouvez faire confiance à quelqu’un est de lui faire confiance ». Vous ne pouvez pas voir ce que les individus font, mais vous pouvez les équiper comme il convient, leur confier des tâches, vérifier leur travail comme vous l’avez toujours fait et espérer que le résultat souhaité soit au rendez-vous. Comme vous ne pouvez pas contrôler le processus, votre évaluation devra exclusivement tenir compte des résultats. Il n’y a cependant aucune raison de penser que, dans cette nouvelle configuration, les employés ne feront pas leur travail. Cela fait très longtemps que le télétravail existe et, aujourd’hui, nous disposons de toutes les technologies nécessaires non seulement pour travailler, mais aussi pour collaborer. Nous avons ainsi des outils à l’échelle de l’entreprise qui nous permettent de stocker et d’enregistrer des données, d’avoir des conversations entre individus et entre groupes, de partager les meilleures pratiques et d’apprendre.
Considérons maintenant les réunions virtuelles. Quelles sont les meilleures pratiques au-delà des conseils généraux tels que clarifier ses objectifs, envoyer un ordre du jour, avertir les collaborateurs qu’ils vont être sollicités, etc. ?
Tout d’abord, vos règles du jeu doivent être explicites. On peut, par exemple, dire : « Chers collègues, quand nous sommes en réunion, conduisons-nous avec civisme ; éteignons nos téléphones, ne vérifions pas nos emails et ne faisons pas de tâches en parallèle ». Si vous en avez la possibilité, je ne saurais trop recommander la vidéoconférence. Quand les gens peuvent se voir, cela change tout. Ensuite, vous devez faire confiance aux individus pour qu’ils suivent ces règles.
Deuxièmement, comme vous n’avez plus de conversations autour de la machine à café et qu’il y a un temps d’adaptation quand on apprend à travailler de chez soi, ne démarrez pas les réunions en attaquant directement l’ordre du jour. Prenez plutôt quelques minutes pour évaluer comment chacun se porte, en commençant par la dernière recrue, la personne la moins senior ou celle qui d’ordinaire est la moins prolixe. Vous-même devez partager vos réflexions et votre ressenti pour montrer l’exemple. Ce n’est qu’après que vous aborderez les points mis à l’ordre du jour, tout en continuant à donner l’exemple de ce que vous attendez des autres, qu’il s’agisse d’habitudes de connexion, de poser des questions ou même d’utiliser tel ou tel outil qui a votre préférence, comme Zoom ou Skype Entreprise.
Enfin, vous devrez faire suivre ces réunions virtuelles d’un écrit pour vous assurer que vous avez été entendu et que les membres de l’équipe sont d’accord avec les décisions qui ont été prises. Par exemple, si vous faites une visioconférence sur un sujet donné, envoyez un mail ou un message sur Slack par la suite. Pour ne pas rompre le fil de la conversation, activez ainsi plusieurs points de contact mettant en jeu différents types de médias.
Comment gérer des conversations très complexes ou chargées émotionnellement lorsque l’on n’est pas en face à face ?
Etant donné que vous n’aurez ni le temps ni l’occasion de revenir sur ces sujets par la suite, en allant, par exemple, voir les individus dans leur bureau, n’en abordez qu’un ou deux, pas plus, durant la réunion. Soyez donc très attentifs aux questions que vous traiterez, ainsi qu’au moment où et à la manière dont vous le ferez. Ce qui ne veut pas dire que vous devez les éviter. Laisser s’exprimer les désaccords de façon à aiguiser la réflexion de l’équipe est très bénéfique. Parfois, dans des environnements virtuels, les individus ne se sentent pas en sécurité d’un point de vue psychologique, ce qui les empêche de se prononcer quand ils le devraient. Si besoin, n’hésitez donc pas à susciter, toute proportion gardée, des désaccords – quitte à en être vous-même la source –, sur le travail, les tâches ou les procédures, sans jamais prendre quiconque pour cible.
Compte tenu des fermetures des crèches et des écoles, comment aborder la question des enfants et de leur garde ?
Les managers doivent être prêts à discuter de ces sujets et à aider leurs collaborateurs à trouver des solutions. Les frontières entre le travail et la maison s’étant brusquement estompées, ils doivent développer des compétences et élaborer des politiques capables de soutenir leurs équipes. Ce qui peut impliquer, par exemple, d’être plus flexible sur les horaires de travail. Déjeuner à midi n’est pas une obligation. On peut aussi sortir promener son chien à 14 heures. Les choses deviennent plus fluides et les dirigeants doivent simplement avoir confiance dans le fait que les salariés feront de leur mieux pour accomplir leur travail.
Nous avons parlé de la communication interne, mais quels conseils donneriez-vous aux personnes qui sont en contact direct avec les clients ?
Les ventes et les rendez-vous client se pratiquent déjà par téléphone. Il faut juste en reprendre les règles. Dans ce cas, cependant, il est encore plus important d’utiliser un média visuel. Continuer à faire ce que vous feriez en face à face. Peut-être que vous ne pouvez plus inviter votre interlocuteur à déjeuner ou à dîner, mais il y a beaucoup d’autres choses que vous pouvez faire. Soyez créatifs.
Comment faire dans les entreprises où il y a, à la fois, des travailleurs manuels et des employés de bureau ? Ou pour les collègues qui n’ont pas l’équipement nécessaire ?
Les entreprises doivent trouver un moyen de soutenir ces salariés, par exemple par une sorte d’action collective, faute de quoi vous risquez d’isoler complètement des individus qui jouent un rôle essentiel dans votre activité. Je conseille de mettre sur pied un groupe de travail pour élaborer des solutions pour que ces personnes continuent à être connectées et pour faire en sorte qu’elles se sentent toujours valorisées. Sans oublier de les inclure dans le planning de travail.
Que faire si vous avez le sentiment que, malgré vos efforts, un salarié a des difficultés, n’est pas concentré ou se sent seul ?
A la moindre alerte – moins d’emails ou une participation réduite aux conversations de groupes, par exemple –, discutez-en avec l’intéressé. Augmentez les contacts et encouragez les autres à faire de même. Sondez son état d’esprit et donnez-lui ce dont il a besoin. Dans ce genre de situation, les entreprises doivent mettre en place des services d’assistance aux salariés. Quand, tout à coup, la routine est brisée et que les relations humaines directes cessent sans que l’on sache pour combien de temps, certains éprouveront des difficultés à s’adapter et auront besoin de soutien. J’ajouterai que, dans toutes les entreprises, les P-DG doivent être beaucoup plus visibles dans ces moments-là, que ce soit par le biais de vidéoconférences ou d’enregistrements pour donner confiance aux gens, les apaiser et se positionner en officier de santé ou en donneur-d’espoir-en chef.
Pensez-vous que cette crise va changer la façon dont les équipes et les entreprises fonctionneront à l’avenir ?
Je pense qu’elle va élargir leur répertoire de modes de travail. Les entreprises, les équipes et les individus expérimenteront davantage le travail virtuel. Cela fait longtemps que nombre d’entre eux ont envie de le tester pour accroître leur portée ou leur force de travail. Je ne crois pas que tout le monde va définitivement adopter ce nouveau mode de travail, mais cette expérience permettra à tous d’élargir ses capacités. S’il y a un petit aspect positif à la pagaille dans laquelle nous nous trouvons, c’est qu’elle nous oblige à développer des compétences qui pourront nous être utiles à l’avenir. C’est, tout du moins, mon espoir le plus cher.
(Article de la Harvard Business Review interrogeant Tsedal Neeley, professeure à la Harvard Business School.)